22 livres de 2022 à ne pas oublier

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Rédacteurs passionnés de culture, d'actualité et nouvelles de tout genre

Sommaire

« Le Mage du Kremlin », de Giuliano da Empoli (Gallimard)

C’est l’histoire d’un dramaturge d’avant-garde qui va s’atteler à faire de l’obscur chef du FSB un tsar conquérant de la Russie sur la scène du théâtre mondial. Vadim Baranov aime le rock, le rap, le cardinal de Retz, Stanislavski, Limonov, écrit des essais controversés sous un pseudonyme et produit des émissions de télé-réalité « barbares et vulgaires ». Le jour où il l’a rencontré, dans le bureau subalterne, Vladimir Poutine ne s’est pas présenté. Pour cette « blonde pâle aux traits décolorés, vêtue d’un costume en acrylique beige », Baranov, l’a convaincu de prendre d’assaut le Kremlin et d’incarner l’autorité permanente dont le pays ivre d’Eltsine a besoin, il a donné comme modèle « une vieille actrice américaine », Greta Garbo. . Pourquoi? « Parce que les idoles qui se renient renforcent leur pouvoir. Le mystère génère de l’énergie. La distance alimente le respect. »

Ainsi traqué, Vladimir Poutine est devenu, au seuil du nouveau millénaire, le président de la Fédération de Russie et l’incarnation glaciale de sa devise : l’ordre dedans, le pouvoir sans. Et il n’a pas oublié ce qu’il doit à Vadim Baranov, de son vrai nom Vladislav Sourkov. Pendant quinze ans, le théoricien de la « démocratie souveraine », surnommé le « mage du Kremlin », l’inspirateur machiavélique, éminence grise, statuaire, spin doctor, voire le terrible Raspoutine de Poutine.

Giuliano da Empoli, dont les belles formules rappellent les moralistes et mémorialistes français du XVIIe siècle, a terminé ce roman en janvier 2021, un an avant l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe. Certains diront que cet écrivain est un visionnaire, quelqu’un qui connaît son sujet mieux que personne. Les deux natures ne sont pas incompatibles. Ajoutez le troisième, le style, et vous avez un excellent livre.

Dans la tête de Vladimir Poutine et Giuliano da Empoli

« Les Presque Sœurs », de Cloé Korman (Seuil)

Mireille, Jacqueline et Henriette Korman sont les ancêtres de Cloé Korman. Mais tout au long du magnifique récit qu’il leur consacre, l’auteur inverse la généalogie et les appelle tendrement « petits cousins ». Petites, Mireille, Jacqueline et Henriette sont restées à jamais, tuées à Auschwitz en juillet 1944, alors qu’elles avaient respectivement 12, 7 et 5 ans. Ses parents, Lysora et Chava, avaient été arrêtés deux ans plus tôt. Immédiatement envoyé à la mort.

Entre 1942 et 1944, ces filles ont été ballottées de camp en dortoir, tantôt ensemble, tantôt séparées, selon les atermoiements de l’Etat collaborationniste français « sur la tranche d’âge qui mérite de vivre ou pas ». À leurs côtés, au moins pour un temps, Andrée, Jeanne et Rose Kaminsky, leur voisine de Montargis, également fille d’immigrants juifs polonais, à peu près du même âge. « Presque frères » qui ont survécu.

Cloé Korman sur les traces de ses « petits cousins » morts à Auschwitz

« Le Cœur ne cède pas », de Grégoire Bouillier (Flammarion)

Le nouveau livre de Grégoire Bouillier s’apparente à Jaenada : exhumation de faits divers oubliés, reconstruction obsédante d’une liaison, hypothèses examinées avec la prudence d’un avocat, digressions contraignantes et, à l’arrivée, le livre est bien trop lourd pour les portefeuilles honnêtes. Mais l’œuvre de Grégoire Bouillier semble être l’œuvre d’un esprit mélancolique.

Dans cette histoire, il s’agit d’une certaine Marcelle Pichon, qui s’est retrouvée, à l’automne 1985, au cœur de la terrible nouvelle comme l’a annoncé Daniel Bilalian lui-même, le présentateur du journal Antenne 2. Dans ses soixante-cinq ans, cette femme est morte de faim. On le retrouve quelques mois plus tard dans son petit appartement, au sixième étage de l’immeuble haussmannien de la rue Championnet (18e arrondissement de Paris). A côté de lui, dans le cahier d’écolier, les détails de sa douleur étaient notés. L’affaire a fait grand bruit, d’autant plus que Marcelle était un célèbre mannequin de la maison de Fath dans sa jeunesse. Ils parlent du désespoir d’une seule femme. Ignorez les voisins à blâmer. Ils ont demandé où étaient les enfants. Et on n’en parle plus.

Grégoire Bouillier sur les traces d’une vieille femme morte de faim

« Cher connard », de Virginie Despentes (Grasset)

Oscar Jayack a merdé. Le romancier à succès a été « metooisé » après qu’un cas de harcèlement de ses débuts dans l’entreprise a été révélé. Désemparé, il décide de s’en prendre à la grande Rebecca Latté, actrice flamboyante et mythique, « la troisième de la Sainte Trinité » avec Béatrice Dalle et Lydia Lunch (mais elle emprunte aux deux). Quand, sur Instagram, Oscar la traite de « grenouille », Rebecca répond avec la même cruauté : c’est la « bâtarde » du titre. Il s’avère que deux baroudeurs de notoriété ont grandi au même endroit « tout le monde s’en fout », un endroit en Lorraine, à l’ombre de l’usine Geiger. Deux transfuges de classe sans honte de leur extraction ni illusions sur leur environnement d’adoption.

A ce stade, on se dit que ce sera simple. Oscar va se lamenter sur son sort, Rebecca le remet à sa place et lui rappelle son privilège d’homme blanc hétérosexuel. Mais « Dear Asshole » n’est pas plus binaire que le programme féministe – bien qu’il absorbe une partie de la substance de l’insurpassable « King Kong Theory ». Est-ce qu’on se lève et qu’on se sépare ? Non, on échange, on débat, on démêle, on apprend à craquer l’un avec l’autre. Penché vers « Vernon Subutex », ce roman épistolaire dédié à Jean-Claude Fasquelle (directeur des Editions Grasset décédé l’an dernier) dresse un portrait nuancé de deux meurtris par la vie, polydrogués, seuls et enragés.

Avec « Dear Asshole », Virginie Despentes écrit « Dangerous Liaisons » post-MeToo

« Une Sortie honorable », Eric Vuillard (Actes Sud)

Vuillard est en guerre. Une fois de plus. Après la Première Guerre mondiale (« Bataille de l’Ouest »), après l’Anschluss dans « L’Ordre du jour », Prix Goncourt 2017, l’écrivain s’intéresse à la guerre d’Indochine, dans « Une sortie honorable (Actes Sud).  » Eric Vuillard ne se considère pas comme Coppola d' »Apocalypse Now ». Ce qui l’intéresse, ce n’est pas le spectacle de la grande guerre, mais comme d’habitude, en coulisses, les négociations qui se déroulent dans des salons cosy, à l’Assemblée ou au conseil d’administration. C’est l’éternelle guerre du fort contre le faible qui est la scène du romancier dans chacun de ses livres, avec une colère froide, méthodique et cette écriture très soignée. Dans cet entretien, il revient sur la colonisation, évoque Virginia Woolf et éclaire le fonctionnement de cette matière combustible dans l’Histoire en la mettant en résonance avec nous aujourd’hui.

Eric Vuillard : « Les soldats les plus méconnus sont l’Indochine, l’Arabe et le Noir »

« Les Abeilles grises », d’Andreï Kourkov (Liana Levi)

Traduit du russe par Paul Lequesne

Écrivant il y a deux ans « Les Abeilles grises », que publient aujourd’hui les éditions Liana Levi, le célèbre écrivain ukrainien ne se doutait probablement pas que la ville de Kyiv, où il est désormais retranché, tomberait entre les mains d’un dictateur fou. , nostalgie de l’URSS et de la guerre froide. Le livre ne sonne pas moins sinistre. Cela se passe dans la zone grise qui se dispute depuis 2014 entre les séparatistes pro-russes et les forces régulières sous les autorités de Kyiv. A perte de vue, il n’y a que des postes de contrôle et des barbelés, des casemates cachées sous une épaisse couche de neige, des routes désertes dans les zones de guerre.

Sergeyitch vit dans un village situé sur la ligne de front. Célibataire endurci, bon vivant, sympathique, lui, avec Pashka, le seul habitant. D’autres villageois ont fui l’hiver et les coupures d’électricité, les tirs de snipers et les tirs d’artillerie ennemie. Mais si Sergeyitch, apiculteur de métier, est fidèle à son origine ukrainienne, le cœur de Pashka est enclin au séparatisme. Au moins la vodka coule. Avec trois verres sur le nez, c’est toujours l’heure de la réconciliation.

Andrei Kurkov, un écrivain ukrainien qui a défié la Russie

« Journal de nage », de Chantal Thomas (Seuil)

Après le confinement, qui a provoqué « hypocondrie et paranoïa, blanchi la peau et assoupli les muscles », Chantal Thomas a ressenti une envie irrésistible de se jeter à l’eau pour laver la pandémie. C’est la Méditerranée, depuis la bien nommée Baie des Anges. Et, immédiatement, l’extase. Ivre. Liberté. Intemporalité : « Le corps nageur n’a ni âge ni poids ». Jour après jour, il notait ses impressions, ses rêves amniotiques, les souvenirs de sa mère décédée, les mille reflets du ciel dans les flots, le charme exotique de la côte vue du large, le débarquement des mouettes (« baignade » . unir les oiseaux « ).

Et lorsqu’il sort de l’eau verte, « la couleur d’un pelage d’huître », tantôt calme et raisonnable, plus rarement agité, mieux vaut se plonger, sans masque ni tuba, dans la littérature des sauveteurs masculins : Kafka, crois que « la natation sortie. il sort de ses inhibitions », Patrick Deville, buvant une tasse dans le rouleau du Pacifique, Paul Morand, la circumnavigation fait le jangar, et surtout Charles Sprawson, anthologue, né à Karachi, de « Héros et nageurs ». Avec ses histoires d’eau, Chantal Thomas, universitaire aux yeux bleu lagon, ajoute la grâce féminine et voluptueuse de la nage indienne.

« Les nageurs n’ont ni âge ni poids » : Chantal Thomas saute le pas

« Nom », de Constance Debré (Flammarion)

En tuant son père, Constance Debré l’a laissé à Freud. Quoi qu’il en soit, son père s’est suicidé, lentement, avec une dose d’opium puis un héros. « Name » s’ouvre sur sa mort. Antécédents cliniques, balayage mécanique. Un seau d’eau froide balance au-dessus de la tête du lecteur dès le début, pour le réveiller et le préparer aux pages qui suivent, un manuel de liquidation radicale, qui fera de la « Mort » de Thomas Bernhard, ce sédiment de la détestation littéraire, pour un traité sur le bonheur et la coexistence . Après avoir rejeté l’hétérosexualité dans « Play boy », puis l’amour maternel dans « Love me tender », Constance Debré poursuit ses efforts pour détruire les conventions bourgeoises et autres illusions qui entravent et enferment une « vie triste ».

Lui, qui a abandonné son travail d’avocat, de possessions matérielles, veut désormais arrêter l’idée de la famille – le lieu de la folie -, et de l’enfance, l’héritage. Avec toutes les choses qui vous pèsent et vous empêchent d’être vous-même. Ça commence par ce nom, Debré, qui est lourd. En difficulté né bien, en somme. Et doit porter ce patronyme qui ne contient rien de moins que l’idée d’une certaine France, l’État.

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Constance Debré, sans toit ni loi

« Quand tu écouteras cette chanson », de Lola Lafon (Stock)

Tu as eu du courage. Lola Lafon l’a fait. À l’été 2021, elle y passe une nuit où, pendant vingt-cinq mois, Anne Frank est cachée et enfermée avant d’être déportée à Bergen-Belsen et y meurt, de soif, de faim, de désespoir et de typhus à l’âge de 16 ans. . Au début, le romancier de « Capsize » a dit qu’il avait une bonne raison. Il doit obéir aux principes stricts de la collection « Ma nuit au musée », et la Maison d’Anne Frank à Amsterdam l’est depuis 1960. Alors, le livre n’est-il pas rempli de jeunes filles – la gymnaste roumaine Nadia Comaneci et l’Américaine ? l’héritière Patty Hearst, kidnappée à 19 ans par un groupe terroriste de gauche – tous ceux qui « font face à l’espace autorisé » ? Mais cette raison est une illusion. D’ailleurs, c’est à peine s’il connaît la très célèbre Anne Frank. Il n’avait rien lu sur lui et n’avait qu’un vague souvenir de son « Journal ». Il préfère se réfugier derrière le credo de Marguerite Duras : « Si on sait ce qu’on va écrire […] avant d’écrire, on n’écrira jamais. »

Mais Lola Lafon a senti que l’histoire elle-même, dont elle avait longtemps cru pouvoir se détacher pour mieux avancer dans la vie – « Je suis retournée dans l’abîme » – commandait ce texte. Juif, il a une origine russo-polonaise ; il a grandi en Bulgarie et dans la Roumanie de Ceaușescu, d’où sa mère était originaire et où il s’est caché pendant la guerre ; et surtout, sa grand-mère, Ida Goldman, arrivée en France en 1933, qui aimait passionnément Bernard Pivot, Jacques Chancel et Eve Ruggieri, offrit un jour à la petite blonde Lola une médaille d’or estampillée d’un portrait d’Anne Frank, avec des consignes jamais. pour le séparer avec les instructions suivantes : « N’oubliez pas. »

Nuit Lola Lafon, « au bord du gouffre » dans la maison d’Anne Frank

« GPS », de Lucie Rico (POL)

Ariane a perdu le fil. Au chômage depuis de longs mois, ce journaliste spécialisé dans divers faits n’ose plus sortir de chez lui. Trop d’anxiété. Désorienté, il peine à s’orienter dans la vie et dans l’espace. Cela a toujours été comme ça. Elle est née à l’envers, montrant ses fesses en premier et non sa tête. Mais maintenant, maintenant, il n’a pas le choix. Sandrine, sa meilleure amie, l’a invité à la fête de fiançailles. Ariane ne peut s’échapper : elle est témoin. Pour qu’il ne se perde pas sur la route, Sandrine partage avec lui sa géolocalisation. Sur l’écran du téléphone, son amie est devenue un point rouge qu’Ariane suivait.

Remplie de jeunes cadres dynamiques, amis du futur marié aux « CSP + rires » et aux narines blanchies à la coke, la soirée ressemble à un « séminaire team building ». Soit la vision de l’Enfer. Mais Ariane a tenu bon. En revanche, Sandrine a disparu. Il ne restait plus que le point rouge sur le téléphone d’Ariane. Le point rouge bougea et Ariane, comme hypnotisée, se mit à l’examiner jour et nuit. Qu’est-il arrivé à son ami ?

Avec « GPS », Lucie Rico nous embarque dans un thriller burlesque et étrange

« Crossroads », de Jonathan Franzen (L’Olivier)

Traduit de l’anglais par Olivier Deparis

Et si Jonathan Franzen était le meilleur écrivain français d’aujourd’hui ? Romancier américain, né en 1959, ne cesse d’évoquer, dans son nouveau livre, les gloires de notre littérature : Camus, Sartre, Colette, Maupassant. Il ne s’est pas assis sur le divan du naturalisme. Il y a voyagé. Il n’explore pas la réalité, il l’épuise. Franzen a même annoncé que « Crossroads », avec un joli kilo de papier, était le premier tome d’une nouvelle trilogie.

Là, il relance la révolution hippie dans une petite communauté religieuse de la banlieue de Chicago. Le pasteur « First Reformation » Russ Hildebrandt est le chouchou des jeunes de Crossroads, une association de bénévoles qui prêchent la bonne parole sous l’autorité de Rick Ambrose, un nouveau collègue de Russ qui, contrairement à son prédécesseur, fait l’unanimité en sa faveur. Russ est trop attaché à la lettre de l’Evangile tandis que Rick se contente de paroles creuses, mais moins rébarbatives, prônant l’amour universel. D’une parfaite maîtrise narrative, Franzen multiplie les personnages secondaires autour de Russ, à commencer par Marion, sa femme qu’il ne sait plus aimer, et Frances, la dernière recrue de la « Première Réforme », une belle fille avec qui il flirte. savait où il allait.

Et si Jonathan Franzen était le meilleur écrivain français d’aujourd’hui ?

« Les Filles d’Egalie », de Gerd Brantenberg (Zulma)

Dans Egalia, le « sexe vulnérable » est l’homme. Parce qu’elles ne peuvent pas enfanter, les femmes détiennent le pouvoir et les dirigent d’une main de fer. Pour eux les meilleures études, des postes à responsabilité et un salaire élevé. La garde des enfants, le ménage et la disponibilité sexuelle totale – s’ils ont la chance d’avoir une femme qui leur propose un « pacte de protection de la paternité » – ou bien un travail mal payé dans un « troupeau d’emplois ». Ils sont également obligés de porter un « soutien-gorge à tige » très inconfortable et doivent continuer à s’assurer de s’épiler et de s’habiller. Pétrone, le fils d’un « membre » de la « Directiçoire de la Société coopérative d’Etat », exaspéré par ce qu’il considère comme une injustice, retrouve avec quelques amis le « viril viril » pour tenter (en vain) de faire évoluer les mentalités. .

On a beaucoup ri en lisant cette satire, publiée en 1977 et toujours – oh combien ! – d’actualité. En inversant le code, y compris dans le langage, Gerd Brantenberg met en lumière l’arbitraire manifeste du système patriarcal qui régit encore notre société, trop obsédée par la protection de ses droits pour imaginer une réelle égalité entre les sexes.

« Revenir à Berlin », de Jonathan Lichtenstein (JC Lattès)

Traduit de l’anglais par Claire Desserrey

Quel monstre Hans est devenu, lorsqu’il a été séparé de ses parents à l’âge de douze ans, a échappé aux nazis, comme d’autres enfants juifs allemands, dans le dernier convoi du « Kindertransport ». Hans Lichtenstein arrive en Angleterre en 1939. Il laisse derrière lui sa famille et son enfance. Une nouvelle vie se présente, qu’il doit complètement inventer. Hans a réussi. Il a suivi une formation en médecine. A vingt ans, il rejoint le SAS Corps, est largué dans la jungle, crée un dispensaire pour aborigènes en Malaisie. De nombreuses années plus tard, il était père de cinq enfants et exerçait la médecine dans un village reculé du Pays de Galles. Il est brutal, injuste, froid, intraitable. Il a conduit sa Mini comme une Ferrari, changeant plus d’une fois l’essieu de la voiture sur les nids-de-poule imprévisibles des routes galloises. Il a refusé de parler de son passé à ses enfants et leur a expliqué pourquoi sa vie et la leur dépendaient d’un miracle. Jonathan l’a mal vu. Il a peur de ce père qu’il adore. Il sentait grandir en lui ce mal profond, qu’il savait bien que son père combattait chaque jour sans réussir à le détruire. Vivre par erreur – peut être dit comme ça. « Je suis devenu un étranger à moi-même », écrivait Lichtenstein. « Toujours en lutte, allant d’échec en échec, hurlant, hurlant, se rebeller, … éprouvant une solitude sévère, une atmosphère incessante et sombre, j’ai senti qu’ils s’enfonçaient en moi et me noyaient. »

Alors que son père est désormais un vieil homme, Jonathan lui propose d’inverser le cours du temps : retourner à Berlin, visiter le quai de la gare où il a été laissé enfant, retrouver un lieu cher, une tombe, des souvenirs. C’est l’histoire de ce voyage qui forme l’ossature d’un premier livre terrifiant et émouvant de Jonathan Lichtenstein, aujourd’hui dramaturge et professeur de théâtre à l’Université d’Essex. Tandis que Hans retrouve le chemin de son enfance, Jonathan évoque ses jeunes années à l’ombre de son père imbuvable et déroutant, la force de la nature qui a martyrisé son fils et conjuré la perte originelle par l’excès. Deux hommes qui se regardent toujours comme des chiens, se connaissent. Et tandis qu’il évoque pudiquement la mort de Hans, enfin réconcilié avec la vie, le récit de Jonathan Lichtenstein fond en larmes et touche à la miséricorde.

« V13 », d’Emmanuel Carrère (POL)

Emmanuel Carrère est également journaliste. Il faut suivre, pendant un an pour « Obs », le procès fleuve consacré au terrible attentat du 13 novembre 2015, qui a traumatisé tout un pays, et fait 131 morts. Et le livre qu’il tire de sa chronique peut être, au plus fort de l’événement, un bon livre.

Mais comment a-t-il fait ? Quelle est cette virtuosité qui permet à Carrère, et à la décontraction d’un imbécile qui raconte une histoire devant un verre de vin blanc et quelques noix, de formuler quelque chose comme ça dans un dossier si compliqué, si douloureux, et encore souvent si mystérieux. ? En embrassant toutes les perspectives possibles, le terrifiant kaléidoscope narratif de « V13 » ne craint pas les difficultés, les zones d’ombre, les ambivalences en tout genre. Jusqu’au vertige, qui nous bat à chaque page devant l’interminable souffrance de la victime, et la folie de celui qui l’a provoqué. Il y a Tchekhov et Dostoivesky dans ce journalisme. Je veux dire si c’est aussi de la littérature.

« V13 », mot clé : un an avec Emmanuel Carrère

« Fantaisies guérillères », de Guillaume Lebrun (Christian Bourgois)

Charles Péguy sait se déguiser. Claudel, Brecht et Shakespeare aussi, pendant que nous y étions. Jeanne d’Arc a enfin trouvé un écrivain à la hauteur de sa flamboyance – en vain. La découverte du ménestrel moderne, illimité, Guillaume Lebrun, dont la brève biographie indique qu’il « élève des insectes dans le sud de la France », offre à Pucelle les livres fougueux et déjantés que l’épopée johannique attendait depuis des siècles. Son premier roman retrace la trajectoire d’une femme qui, guidée par une voix, lève le siège d’Orléans, permet à Charles VII d’être couronné roi de France à Reims, et est tuée sur le bûcher. Mais ce geste iconoclaste ne doit pas ravir les identitaires et autres nationalistes qui ont été obligés de se battre dans leur armure d’icône.

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L’histoire est racontée ici par Yolande d’Aragon – belle-mère de Charles VII – qui préfère s’appeler YO et par Jeanne d’Arc elle-même, ou plutôt par Jeanne Douzième. Le premier Apocryphe, en somme. Et le style médiéval-queer d’enlever le casque, un article qui semble né de l’amour orgiaque de Christine de Pizan et Monique Wittig, François Villon et Mylène Farmer.

« Guerrilla fantasy » ou Jeanne d’Arc racontée par Mylène Farmer et François Villon

« Oh, Canada », de Russell Banks (Actes Sud)

Traduit de l’anglais par Pierre Furlan

Il ne lui restait plus grand-chose. Leonard Fife, le héros de « Oh, Canada », est un célèbre réalisateur de documentaires à la fin de sa vie. Dans l’espoir d’enregistrer son dernier souffle, et quelques révélations choquantes qui l’ont peut-être précédé, une équipe de télévision est venue le surprendre à la maison, flanquée d’infirmières et de son intraveineuse. Et c’est parti pour la confession de Léonard, qui fait ce qu’il veut et n’a jamais répondu à la question de l’intervieweur. Le nouveau roman de Russell Banks, anéanti par son propre parcours, est un récit passionnant et un testament, comme un requiem pour cette Amérique que Banks aimait tant, et dont il confie ne l’avoir jamais beaucoup aimée. . Et si c’était les États-Unis que le grand romancier examinait sur son lit de mort ?

Russell Banks : « J’ai très peur que le prochain président soit un républicain. Et il le sera. »

« La Vie clandestine », de Monica Sabolo (Gallimard)

On connaît l’obsession de Monica Sabolo pour le territoire brisé de l’adolescence, l’incohérence de l’âge adulte, l’absence d’innocence. On se souvient de l’ambiance polar colorée par la fantastique fantaisie de « Crans-Montana » et « Summer », où se perçoivent les échos de « Virgin Suicides » de Sofia Coppola, et son héros éthéré, venu de la Suisse bourgeoise où le silence pèse comme un couvercle, et qui se bat pour survivre après avoir été persécuté. Puis la violence sans précédent d' »Eden », inspirée de la situation dramatique des femmes autochtones en Colombie-Britannique, où encore une fois une jeune fille a été abusée. On sent que de roman en roman Monica Sabolo tente de se rapprocher, à travers cette jeune femme meurtrie, qui est comme une image de diffraction d’elle-même, du point nodal de son existence tout en habillant la douleur de la poésie et de la beauté pour amortir le choc trop brutal. un affrontement.

Peut-être est-il dans une impasse, ou plutôt veut-il simplement s’éloigner de son vécu, de cette douleur silencieuse et de cette violence refoulée qui le hante, pour réfléchir, dans ce nouveau roman, vers « l’histoire vraie, spectaculaire », « l’actualité objet, meurtre », quelque chose de très étranger à l’univers romantique qui s’est développé jusqu’à présent. En écoutant un épisode de « Sujets sensibles » sur France-Inter, son attention est attirée sur l’épisode consacré à l’assassinat de Georges Besse, PDG de Renault, le 17 novembre 1986, par le groupe terroriste Action directe d’extrême gauche. . « Je pense, nous a-t-il dit, que j’ai été capturé par mon prisme naturel. Ce sont des jeunes femmes, dont Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron, qui avaient 27 et 29 ans lorsqu’elles attendaient le grand patron sur le banc. Lui tirer dessus. » Il a gardé le sujet et est parti, comme son ami Philippe Jaenada, « trouver la vérité humaine derrière l’actualité ».

Monica Sabolo révèle sa « vie clandestine » : « Le silence est un pacte dans toutes les familles où il y a des abus »

« Dérives », de Kate Zambreno (La Croisée)

Traduit de l’anglais par Stéphane Vanderhaeghe

C’est étrange de feuilleter un livre qui n’existe pas, un livre fantôme. « Drifts », de l’Américaine Kate Zambreno, est un exosquelette littéraire, enveloppe translucide d’un texte qui vient perpétuellement, celui que le narrateur, sosie de l’auteur, envisage d’écrire depuis des années sans succès. Il a voulu capter le présent, contenant dans son paragraphe « le saignement des jours », le temps qui coule comme du sang, chaque mois, entre ses jambes.

Au lieu de cela, en proie à une « forme fervente de procrastination », variante de ce que Vila-Matas appelle le « syndrome de Bartleby », il s’absorba dans la contemplation de son chien Genet affublé du cadenas blanc de Susan Sontag, le journal des allées et venues. du chat et de la queue du raton laveur – un « chaton » – un échange de mails avec un ami écrivain qui a publié son roman, et s’extasie sur Robert Walser, Ludwig Wittgenstein, Chantal Akerman ou encore Rainer Maria Rilke, qui a mis dix ans à écrire « Cahiers de. Malte Laurids Brigge ».

Chatons, masturbation et création : drift avec Kate Zambreno

« Le Dernier des siens », de Sibylle Grimbert (Anne Carrière)

La spécificité de Sibylle Grimbert est l’exploration constante du mystère imprévisible de ce qui est et de l’inattendu de sa manifestation. Dans ses deux romans précédents, l’écho infini du monde parallèle était déstabilisé et remis en question jusqu’au vertige. Il imagine ici l’histoire d’une amitié unique et touchante entre Gus, un jeune naturaliste mandaté par le Muséum d’histoire naturelle de Lille dans l’Atlantique Nord au début du XIXe siècle, et Prosp, un grand pingouin qu’il a sauvé du meurtre et qui . il se rendra compte qu’il est le dernier de son espèce.

L’homme et l’oiseau s’observent et s’aiment. Fasciné par cette créature avec qui il ne partage pas un langage mais « une connaissance intuitive de la vie », « une intersection entre leurs deux mondes », Gus en fait le centre obsessionnel de son existence. Lorsqu’il y a eu une tentative de vol, il a déménagé aux îles Féroé. Lorsqu’il s’est marié et a fondé une famille, Prosp était un membre à part entière. Gus a même essayé de le renvoyer dans la nature, en vain. Prosp est condamné et Gus est un témoin impuissant. Comme une préfiguration de ce que deviendra notre espèce si elle persiste dans sa sotte illusion de toute-puissance.

« Questions brûlantes », de Margaret Atwood (Robert Laffont)

Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Odile Demange, Valentine Leys Legoupil, Renaud Morin et Isabelle D. Philippe

D’où vient la curiosité sans bornes de Margaret Atwood pour l’aventure humaine dans ses nombreuses manifestations souvent décevantes ? La rédaction d’articles et de conférences, pour lui, sont plus que des activités secondaires. Et de fait, en tant que chroniqueur, il n’a pas d’égal. Drôle, pieux, toujours pertinent, parfois impertinent, il n’est jamais tiède dans l’appréciation. Le sens de l’observation, le génie du détail : c’est la marque d’un bon écrivain, et c’est le cœur de métier de Margaret Atwood.

Dans la chronique actuelle, qui couvre la période 2004-2021, il évoque sa dette envers Orwell, parle de la fonte des glaces arctiques (qu’il dit avoir vue de ses propres yeux), évoque son enfance et son entomologiste. père (l’un des premiers écologistes outre-Atlantique), défend le politiquement incorrect et attaque Trump comme un bûcheron canadien : « On peut dire sans aller trop loin que, sur une échelle de 1 à 100, l’intérêt de Donald Trump pour l’art est quelque part entre zéro et moins dix – plus bas que n’importe quel président au cours des cinquante dernières années. Il y a des présidents dans l’histoire du pays qui se soucient des arts comme les premières chaussettes, mais, au moins, ils jugent bon d’agir comme s’ils s’y intéressent. Trump ne fera pas semblant. Il ne pourra même pas remarquer leur présence. »

Margaret Atwood : « Je suis peut-être une mauvaise féministe »

« La Dépendance », de Rachel Cusk (Gallimard)

Traduit de l’anglais par Blandine Longre

Rachel Cusk a également été inspirée lorsqu’elle a décidé de s’installer il y a quelques mois en France (et de fuir le Brexit, qu’elle déteste). Les dames du Femina lui ont décerné, à juste titre, leur prix étranger pour son nouveau roman, « La Dépendance », un texte passionnant et passionnant, inspiré d’un épisode méconnu de la vie de D. H. Lawrence. Mais, loin de satisfaire aux exigences du roman historique, avec des costumes d’époque et une mentalité d’un autre âge, Rachel Cusk puise dans ce roman contemporain sur le monde de l’art, sa démesure, son soubassement. Un monde qu’il connaît parfaitement puisqu’il vit avec l’artiste populaire, Siemon Scamell-Katz. Dans son appartement parisien, non loin de République (le quartier branché), des œuvres d’art modernes sont accrochées au mur. Style loft confortable, avec une table en bois précieux et un grand canapé.

Il s’est donc inspiré d’un texte de Mabel Dodge Luhan, publié en 1932. Le livre épuisé intitulé « Lorenzo in Taos » relate le séjour de D. H. Lawrence chez Mabel à Taos, au Nouveau-Mexique. Dans « La Dépendance », un romancier raté est un jour fasciné par l’œuvre d’un peintre dont il trouve le tableau dans une galerie parisienne. De retour chez elle (elle vit, entre terre et mer, dans la région des marais en Angleterre avec son mari), elle décide d’inviter le peintre en question dans sa dépendance, transformée en résidence d’artiste. Mais l’arrivée d’un homme, accompagné d’une belle copine, ne se passera pas comme prévu…

Rachel Cusk, une Anglaise du Marais a été couronnée du prix étranger Femina

« Sempre Susan », de Sigrid Nunez (Editions Globe)

Traduit de l’anglais par Ariane Bataille

Les rayures blanches poussées au milieu de la crinière noire ? Susan Sontag, bien sûr. Susan sans Wick est comme Castro sans cigare. « La chimiothérapie », se souvient Sigrid Nunez, « ne faisait que réduire la masse de cheveux noirs incroyablement denses, mais ce qui repoussait était généralement blanc ou gris. Wick était apparu alors qu’elle se remettait d’une mastectomie. Quant à Sigrid, elle avait 25 ans lorsqu’elle a rencontré l’auteur de « La maladie comme métaphore ». Sontag était sur le point de devenir le rat de bibliothèque numéro un aux États-Unis. Pour récupérer, elle cherchait une secrétaire. C’était au printemps 1976. Susan était revenue du Nord-Vietnam et avait ramené les sandales en caoutchouc Ho Chi Minh qu’elle aimait dans son appartement Riverside. Sigrid, qui avait été assistante éditoriale à la New York Review of Books, semblait parfaitement apte à l’aider à traiter les lettres qui s’empilaient sur son bureau pendant qu’il Elle tapait sous la dictée de Susan sur une « machine à écrire Un gros IBM Selectric ». Il pouvait même dormir dedans, si nécessaire.

À la recherche de Susan (Sontag)