Que serait la France sans les Polonais Marie Curie et Guillaume Apollinaire, l’Italienne Lina Ventura ou l’Espagnol Pablo Picasso ? Daniel Cohn-Bendit et le journaliste Patrick Lemoine se sont penchés sur le destin – souvent incroyable – de ces « étrangers qui ont créé la France ». Leur livre, au titre provocateur « Français mais pas gaulois » (Robert Laffont), arrive à un moment où les questions d’immigration attisent les passions françaises et alors qu’un débat parlementaire se profile sur le projet de loi du ministre sur l’immigration. Intérieur, Gérald Darmanin. Cet ouvrage, plus tourné vers le passé que vers le présent, n’aborde pas directement le problème, mais ouvre des perspectives dans un débat souvent réduit à la question de l’identité. Nous en avons profité pour mettre Daniel Cohn-Bendit, acteur intarissable puis commentateur de la vie politique et de la liberté d’expression, dans le réseau des – nombreuses – questions d’actualité.
Grand amateur de football, l’ancien cadre des 68, qui a siégé au Parlement européen pendant près de vingt ans, tacle dans cet entretien les syndicats qui se mobilisent contre la réforme des retraites, le ministre de l’intérieur en charge du dossier problématique de l’immigration et, notamment, le sort des « sans-papiers », Michel Houellebecq et Michel Onfray pour leurs propos sur les musulmans, ainsi que Noël Le Graët et Didier Deschamps, les patrons du football français que je verrais renvoyés au vestiaire pour jouer Zinédine Zidane pour eux… Daniel Cohn-Bendit est l’invité de l’interview politique du Point.
LIRE AUSSI Les nouveaux tabous de l’immigration Le Point : Vous défendez l’idée de « l’immigration, une chance pour la France », comme Lionel Stoléru et Bernard Stasi en 1980. Dans France 2020, vous sentez -vous à contre-courant ?
Daniel Cohn-Bendit : Pas du tout. Ce livre est né par hasard, d’une réaction d’humeur. Patrick Lemoine et moi avons longuement parlé de football et nous en avions marre d’entendre parler de nos ancêtres gaéliques alors que tout le monde était enthousiasmé par les exploits de Black-Blanc-Beur de l’équipe de France. A partir de là on a voulu écrire un livre sur tous ces immigrés qui ont créé la France en un siècle et demi, et quand on relie bout à bout tous ces destins, c’est époustouflant. Démographiquement, nos sociétés ont besoin d’immigration, et ce mouvement peut créer beaucoup de choses positives. J’ai été adjoint au maire de Francfort de 1989 à 1995, en charge de ce dossier, je sais de quoi je parle. Nous n’allons pas vivre un grand changement, comme le proclame l’extrême droite, mais nous avons engagé une grande évolution.
Vous avez acquis la nationalité française à 68 ans, mais vous vous sentez toujours comme un « insupportable Gaulois », écrivez-vous. Comme Philippe de Villiers en quelques mots…
Historiquement, l’aristocrate était plus franc que gaulois, ce n’est pas la même chose. Mais tout cela ne veut rien dire. On ne demandera pas aux joueurs de l’équipe de France de football ou de rugby s’ils ont des racines franques ou gauloises, sinon on aurait des ennuis. Le sport est un miroir de la réalité de l’évolution. Cela dit, j’ai une relation très facile avec Philippe de Villiers, il était eurodéputé en même temps que moi, et quand on s’est rencontré je lui ai dit : « Ne parlons pas de politique, parce que t’es un con, finis ça plan. Parlons football… » On s’est très bien compris. Dans ses Mémoires, il raconte que lorsqu’il est revenu au Parlement européen après une grave maladie, j’ai été le seul à lui poser des questions sur sa santé…
Pourquoi cette obsession de l’anti-Zemmour dans votre livre, alors qu’après son échec à la présidentielle il n’a plus de poids ?
Ce n’est pas une obsession. Je note que Rassemblement national et Éric Zemmour mettent en avant l’irrationalité du débat et qu’il est dangereux. Parce que la tentation raciste est quelque chose qui peut se propager et diviser notre société. On ne joue pas avec ça ! Cependant, Zemmour et RN continuent de le faire.
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Cependant, RN semble se normaliser. Un important ministre nous disait même récemment que ses députés à l’assemblée avaient voté pour plus de la moitié des textes du gouvernement…
Politiquement, oui. Mais la bonne volonté du RN, qui lui permet d’influencer les classes laborieuses, reste la théorie du Grand Remplacement. Vous pouvez être raciste ou battre votre femme avec une cravate.
Emmanuel Macron est « très imprégné de la grandeur de la France », écrivez-vous. Malgré cela, il a souvent été critiqué pour être « décollé du sol ». Donc non, qu’en pensez-vous ?
C’est faux. Emmanuel Macron est très français. Il est extrêmement intelligent. Il connaît très bien l’histoire de France et a une mémoire incroyable, ce qui le rend fascinant. La taille de la France est quelque chose qu’il a intégré. Il se bat pour une France forte dans une Europe plus grande. Je suis d’accord avec lui : je défends l’exceptionnalisme national. Tous les pays sont confrontés au même problème que nous avec l’immigration, y compris les États-Unis, mais c’est un pays creuset. Dans une époque anxieuse et dans un monde très complexe, l’immigration crée la peur, qui cimente le rejet de l’autre. Pourtant, et c’est ce que nous voulons souligner à travers ce livre, l’immigration a changé notre pays intellectuellement, économiquement et même en termes de sécurité grâce à tous ces soldats maghrébins morts pour la France. Des milliers d’immigrés restent les héros de la France, on les retrouve dans toutes les cuisines des restaurants…
« Assimilation ? Intégration ? Ça ne marche pas. Il faut trouver un autre modus vivendi », écrivez-vous. Que proposez-vous ?
L’assimilation est un terme qui ne veut rien dire. Ma femme et moi avons deux fils. L’un a épousé une Allemande d’origine marocaine et l’autre a épousé une Allemande d’origine érythréenne. Si vous avez vu les enfants qu’ils ont, c’est remarquable. On ne leur demandera pas de blanchir leur peau ! Quant à la question de l’intégration, elle n’est pas à sens unique : nous nous intégrons tous dans une nouvelle société en mouvement. Mais nous devons trouver ensemble un modus vivendi, car il y a des conflits. Je vais prendre un exemple. La question des relations entre les sexes est souvent évoquée à propos des musulmans. Les luttes des femmes et des homosexuels ont changé nos sociétés. Beaucoup d’immigrants n’ont pas connu ces luttes, ils arrivent dans une société qui représente une échelle de valeurs différente, ils devraient avoir le temps et les ressources pour comprendre où ils en sont.
Certains remettent en cause cette échelle de valeurs…
Il y a toujours des radicaux de chaque côté. Comme Zemmour ou le million et demi de personnes qui sont descendues dans la rue contre la loi pour tous. Je ne parle pas seulement des catholiques : l’hostilité est venue de toutes les églises, de toutes les mosquées et synagogues, à l’exception de quelques libérales. Lorsque j’étais assistante au conseil municipal de Francfort, j’avais une collègue, catholique de droite et très sympathique, qui affirmait dans un discours que l’égalité entre les hommes et les femmes est la base de la démocratie. J’ai dit : « Vous, catholique de droite, qui dites cela signifie que nous avons gagné, parce que c’était l’une de nos revendications en 1968. »
Transgenre, cisgenre, etc. C’est trop rapide pour certaines personnes en ce moment, vous ne pouvez pas leur en vouloir de penser cela, n’est-ce pas ?
Mais l’évolution va toujours trop vite ! Comment voulez-vous contrer cela ? Tout le débat sur le wokisme est : « Arrêtez de vous rendre malades, arrêtez d’imposer ce que vous pensez aux autres ! » » Des deux côtés. Racontez-moi une époque de l’histoire où les sociétés n’étaient pas choquées par le progrès. Votre question est infantile. Comme si le développement de la société pouvait être réglé comme un moteur de voiture… En 1938, les Américains ont compris que les Juifs avaient quitter l’Allemagne, une conférence internationale est convoquée à Evian pour étudier le sujet. Trente-sept pays envoient des diplomates pour envisager d’accepter des Juifs allemands. Parallèlement, la question des Juifs d’autres nationalités se pose très vite. En conséquence, tous les pays décident de fermer leurs frontières par précaution, la situation évoluant trop vite…
L’ancien ministre de l’Intérieur Gérard Collomb a exprimé son inquiétude après l’accueil de l’Ocean Viking, un navire avec des dizaines de migrants à son bord à Toulon, affirmant qu’il avait ouvert une brèche dans notre système de contrôle de sécurité. Qu’est-ce que tu penses ?
Eh bien, je pense que Gérard Collomb est vieux. Que fais-tu avec ces gens ? Face à une telle situation, deux options s’offrent à nous : soit le drame déclenche un formidable élan, comme ce fut le cas pour les navires vietnamiens avec cette rencontre Sartre-Aron organisée par Glucksmann, soit nous fermons et nous retirons. Alors que faisons-nous? Laisser ces gens périr en mer ? Leur demande-t-on de retourner en Libye, dans un centre où ils violent des femmes et torturent des hommes ? Il n’est pas vrai de dire que la réception du navire ouvre la brèche ; dans tous les cas, ces personnes viendront sur notre territoire. Au milieu des années 1950, il y avait 1,5 million de chômeurs en Allemagne. Le gouvernement négocie des plans pour accueillir les travailleurs dits « invités ». Cela a été opposé par une résolution unanime du Bundestag, signée par tous les partis et syndicats, exigeant qu’il ne négocie pas sur ses « travailleurs invités » tant qu’il y aura un chômeur de plus. Quinze jours plus tard, le ministre de l’Economie signait le premier accord car les chômeurs ne voulaient pas travailler dans les usines… Nous avons besoin d’immigrés qui travaillent. Parfois, j’ai honte de répéter de telles platitudes.
« Mieux s’intégrer et mieux s’éloigner », c’est l’objectif de Gérald Darmanin pour le projet de loi sur l’immigration présenté en conseil des ministres le 1er février. Qu’est-ce que tu penses ?
Une meilleure intégration est évidente. Mieux déporter c’est si facile à dire ou à écrire… Meloni, combien d’immigrants a-t-elle expulsé d’Italie ? Aucun. Parce qu’elle ne peut pas le faire elle-même. C’est une réponse à des processus politiques et diplomatiques complexes. Un demandeur d’asile est une personne qui fuit la persécution. Mais il n’est pas une meilleure personnalité humaine. En Allemagne, une partie de la gauche clame depuis longtemps : « Immigrés, ne nous laissez pas seuls avec les Allemands ! C’est la chose la plus stupide que j’ai jamais entendue de ma vie. Il ne faut pas faire des immigrés un symbole de la beauté humaine. Nos sociétés doivent apprendre que toute évolution est conflictuelle. Alors quand Gérald Darmanin dit que le but de son projet est « une meilleure expulsion », il réduit le problème à un slogan. Tous les ministres en rêvent, mais ils ne suivent pas la réalité. Nous devons modérer le débat sur l’immigration, pas l’alourdir de slogans.
Et le permis de séjour pour les métiers déficitaires, est-ce une bonne ou une mauvaise idée ?
Mais vous avez besoin d’un permis de séjour pour tous les emplois ! Pas seulement pour ceux qui sont stressés. Il doit y avoir 300 000 à 400 000 personnes sans papiers en France, il faut les légaliser. Ils sont là, ils travaillent, ils mangent, ils dorment quelque part, ils ont droit à un titre de séjour.
Que pensez-vous des récentes apparitions de Michel Houellebecq et Michel Onfray dans Front Populaire et Le Point sur les Musulmans ?
Je ne suis pas masochiste, je ne vais pas me taper les coups de gueule d’Onfray et Houellebecq. Onfray ressemble à ces intellectuels des années 1930 qui ont basculé à l’extrême droite. L’affaire Houellebecq fait débat dans notre famille. Ma femme a lu son livre Submission et y a vu une provocation. J’ai toujours pensé que Houellebecq avait un passé raciste. Il n’est plus provocateur, il le pense. Quel acte. Mais je ne me positionnerai pas comme le principal moraliste des écrits de Houellebecq.
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Vous, qui aurez bientôt 78 ans, êtes-vous favorable à travailler plus longtemps ?
Si la France introduit l’âge de la retraite à 64 ans, ce sera le pays d’Europe où les travailleurs cesseront de travailler le plus tôt. En Allemagne, il est de 67 ans. En Espagne et au Portugal, les gouvernements de gauche fixent l’âge de la retraite à 67 ans. Il est évident qu’avec les changements démographiques, nous devrons travailler plus d’heures. Mais l’erreur du gouvernement français est qu’il n’a pas pris en compte une chose : avec l’âge, les capacités physiques diminuent. A la place de Macron et de Borne, il réduirait le temps de travail des personnes âgées. A partir de 58 ans, vous travaillez une heure de moins par semaine, l’année suivante encore une heure de moins, et ainsi de suite jusqu’à la retraite. En Allemagne, les personnes âgées peuvent travailler jusqu’à 70 ans. J’ai proposé l’idée à Macron au début de son premier quinquennat, il m’a dit que ce n’était « pas bête » mais il l’a ignoré.
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Les syndicats ont-ils raison de vouloir bloquer la France pour opposition à la réforme des retraites ?
C’était déjà une mobilisation rétrograde. Pendant des années, Macron a cru pouvoir se passer d’institutions intermédiaires, une vision qui a provoqué une rupture profonde entre lui et Laurent Berger. Et maintenant, il fait payer au président cette humiliation. Je ne vois pas comment les syndicats latéraux vont s’éviter. Chacun est coincé dans sa tête.
Pensez-vous que Noël Le Graët devrait démissionner de la présidence de la Fédération française de football ?
J’aurais dû arrêter depuis longtemps. Ce personnage est le symbole des institutions qui ne peuvent pas se développer. Le président naturel de la Fédération française de football devrait être Platini ; malheureusement il est gêné par ses casseroles.
Êtes-vous plutôt Zidane ou Deschamps ?
A la place de Zidane. Il est capable d’entraîner une équipe de stars comme il s’est occupé du Real Madrid. Parce qu’il force le respect de tous. La dernière Coupe du monde a marqué la fin du cycle pour Deschamps et je ne suis pas sûr qu’il se rende service en restant à la tête de l’équipe de France. Il vaut mieux partir quand on est au top et je pense que le pari sur l’Euro sera difficile à accepter car les équipes adverses savent désormais comment joue la France. Notre jeu doit évoluer et Zidane, à mon avis, est plus susceptible d’évoluer.