L’expression de Kokoschka : « un artiste est quelqu’un qui apprend à capter…

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Written By MilleniumRc

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Jusqu’au 12 janvier, le Musée d’Art Moderne de Paris présente « Oskar Kokoschka, une bête à Vienne ». Entretien avec Fanny Schulmann, conservatrice du musée (Collections contemporaines) et co-commissaire de l’exposition.

Le Musée d’Art Moderne de Paris présente la première rétrospective parisienne consacrée à l’artiste autrichien Oskar Kokoschka (1886-1980). Avec 150 œuvres, l’exposition « Oskar Kokoschka, une bête à Vienne » met en lumière l’originalité de l’artiste et nous permet de traverser avec lui le XXe siècle européen. Connaissance des Arts s’est entretenue avec Fanny Schulmann, conservatrice du musée (Collections contemporaines) et co-commissaire de l’exposition, pour comprendre qui était Oskar Kokoschka et l’importance de son travail.

Sommaire

Peut-on parler d’une réticence française envers Oskar Kokoschka ?

La réception de Kokoschka en France est une affaire complexe. Dans notre pays, il reste associé à la Vienne de la fin du siècle, comme s’il avait disparu en même temps que Gustav Klimt et Egon Schiele. S’il bénéficie d’une première exposition personnelle à la galerie Georges Petit à Paris en 1931, on peut parler d’un rendez-vous manqué avec la France. Le Musée national d’art moderne avait alors émis le souhait d’acquérir certaines de ses œuvres, mais la forte cote de l’artiste en Allemagne et en Autriche rendait déjà ses toiles inaccessibles. Ce malentendu persistant s’explique en premier lieu par les rivalités nationales de l’entre-deux-guerres, mais aussi par le caractère indépendant du peintre, qui échappe aux groupes et aux Nous des manifestes des avant-gardes, mais plus encore par la malentendu que son style éveillé aux yeux des Français. Rien ne devait vraiment changer après la guerre.

Oskar Kokoschka, Le Peintre II, 1923, huile sur toile, 85,5 x 130,5 cm, Saint Louis Art Museum, Saint-Louis, Legs Morton D. May © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

En 1974, l’exposition finalement organisée par le Musée d’art moderne de la Ville de Paris est consacrée uniquement aux œuvres graphiques, au grand dam du peintre qui réside alors en Suisse romande. Reconnu en Allemagne, en Autriche et en Suisse, il reste en retrait en France.

L’exposition a pour sous-titre « Un fauve à Vienne ». Pourquoi le rattacher à ce mouvement pictural, qui plus est, associé à la France ?

Parallèlement à la naissance du fauvisme à Paris, un autre rapport à l’art et à la peinture émerge à Vienne, fondé sur une volonté bouleversante d’innovation et de questionnement. Avec les deux autres commissaires autrichiens de l’exposition, Dieter Buchhart et Anna Karina Hofbauer, nous avons souhaité rappeler ainsi que l’œuvre de Kokoschka est encore en partie à découvrir en France. Par ailleurs, le terme animal sauvage renvoie aux qualificatifs utilisés par la presse viennoise depuis ses premières manifestations : « Le plus sauvage de tous. Cette notion de sauvagerie s’attache d’emblée à l’image de l’artiste et Kokoshka, en véritable provocateur, va aussi la revendiquer au point d’en faire une arme d’autopromotion.

Oskar Kokoschka, Thésée et Antiope (L’enlèvement d’Antiope), 1958 – 1975, huile sur toile, 195 x 165 cm, Vevey, Fondation Oskar Kokoschka, Musée Jenisch © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

Peut-on parler d’une influence de Sigmund Freud ?

Ses portraits sont peut-être un peu hâtivement qualifiés de « psychologiques », et je pense qu’il vaudrait mieux parler d’influence freudienne concomitante plutôt que réelle. De plus, les critiques parleront immédiatement des rayons X, orientant l’analyse des portraits de Kokoschka plus vers l’imagerie médicale que vers la psychanalyse. A partir des années 1910, un autre tropisme est né : si l’artiste capte l’âme de ses modèles, il devine aussi leur avenir. L’artiste viennois endosse cette image d’un artiste moyen, capable de percevoir dans sa peinture l’effondrement collectif et individuel de la société austro-hongroise.

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Quelle place occupent les paysages et ces vues urbaines qualifiées parfois de « portraits de villes » dans son œuvre ?

La relation singulière de Kokoschka à l’espace ressort du Paysage hongrois (1908), que l’on verra dans l’exposition : son regard protubérant, qui capte autant le sol que le ciel, fait de tout paysage un appel à la contemplation et à l’élévation Les lignes de fuite disparaissent, comme si l’œil humain ne pouvait pas reconstituer mentalement le paysage observé. On se laisse envahir par un sentiment de plénitude, qui rappelle une histoire du paysage typiquement germanique, celle qui va d’Altdorfer à Friedrich ; l’échelle humaine est submergée par la notion de sublime.

Oskar Kokoschka, Paysage des Dolomites, Trois Croix, 1913, huile sur toile, 79,5 x 120,3 cm, Musée Leopold, Vienne © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

Pendant la Première Guerre mondiale, alors qu’il s’enlisait dans les tranchées, Kokoschka avait fait vœu de ne peindre que des paysages s’il sortait vivant de la guerre : voir le monde pour reconstituer cette merveille par la peinture. A Dresde, en réaction au traumatisme de cet épisode, le peintre adopte une pratique paysagère quasi sérielle : nous présentons deux des onze vues impressionnantes de la ville. Lors de ses fréquents voyages, il suivra systématiquement cette veine, presque sans recourir à des dessins préparatoires, afin de préserver l’émotion ressentie sans aucune médiation.

Peindre tiendrait d’une mission ?

Dans une quête insatiable de découverte, Kokoschka, qui se décrit comme un chevalier errant d’avant la Première Guerre mondiale, aspire bientôt à cataloguer le monde. Durant son enfance, son père lui avait offert l’Orbis sensualium pictus, un livre de Comeni, grand pédagogue maure du XVIIe siècle. Sur les doubles pages de cet ancêtre des livres d’images, des concepts comme les nuages, l’eau, etc. ils ont été définis très succinctement en plusieurs langues et accompagnés d’une illustration. Pour Kokoschka, la conviction que l’image doit expliquer le monde deviendra une mission. Les critiques ont clairement perçu que ses paysages étaient traversés par une dimension politique : peindre un lieu habitable signifiait représenter dans le tableau l’unité européenne mise à mal par les guerres.

Oskar Kokoschka, Gitta Wallerstein, 192, huile sur toile, 85 x 60 cm, Dresde, Albertinum I Galerie Neue Meister, Staatliche Kunstsammlungen Dresden, Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Elke Estel / Hans-Peter Klut © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

L’art devient une arme politique ?

A Prague, entre 1934 et 1938, Kokoschka ne peint pas d’œuvres politiques au sens littéral du terme, mais la convoitise des paysages de cette période à Prague offre une réponse directe à la détresse environnementale. Son Autoportrait en artiste dégénéré (1937) le montre dans une défiance très marquée, en même temps que ses œuvres sont confisquées, certaines détruites en Allemagne. Puis l’artiste de 50 ans se demande anxieusement si son œuvre va disparaître. Les allégories politiques à part entière, qui stigmatisent l’engagement des gouvernements de l’époque, ne verront le jour qu’en 1938 à Londres.

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Oskar Kokoschka, Self-Portrait as a « Degenerate Artist », 1937, huile sur toile, 110 x 85 cm, National Gallery of Scotland, Édimbourg, prêt d’une collection privée © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

En quoi Kokoschka est-il un « révolutionnaire conservateur », comme on l’a souvent qualifié ?

Il faut éviter de l’enfermer dans telle ou telle catégorie, mais il faut reconnaître que Kokoschka est habité par une contradiction. Lecteur de Kropotkine, consacre la peinture à des voies d’exploration inédites ; provocateur, scandalisé de la haute société viennoise au point de préfigurer l’activisme viennois des années 1960. peinture d’histoire, dans la continuité de la grande tradition picturale européenne. De par ses références constantes aux peintres du passé et au patrimoine culturel, il fut sans doute l’un des derniers à incarner pleinement la figure humaniste du peintre, à faire face à cette position de plus en plus étrangère au panorama artistique de la seconde moitié de le XX siècle

Oskar Kokoschka, The Trance Player (Ernst Reinhold), 1909, huile sur toile, 81 x 65 cm, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles / photo J. Geleyns © Fondation Oskar Kokoschka / Adagp, Paris 2022

Pourquoi a-t-il fondé l’École du regard à Salzbourg ?

Cette notion d’éducation par l’image prend de plus en plus d’importance après la Seconde Guerre mondiale. Il se sent au même niveau avec le projet de reconstruction européenne, avec l’idée d’une éducation européenne par l’image, condition à ses yeux d’une paix durable. À partir des années 1950, la culture grecque et le retour aux mythes fondateurs de la culture européenne deviennent alors une préoccupation importante dans son travail : selon Kokoschka, ce système de représentation de l’image sous-tend ce qui nous unit. Comme le démontre cette École du regard, la pédagogie était fondamentale à ses yeux. Durant les années sombres, il avait déjà insisté dans une série d’articles sur la nécessité de revoir l’éducation. Après la Seconde Guerre mondiale, il participe avec son académie d’été à ce désir de reconstruction culturelle qui anime la ville de Salzbourg, compromise pendant la période nazie.

Surtout, dès les années 1950, le peintre s’interroge sur la prééminence de l’art abstrait, qu’il assimile à un symptôme de déshumanisation et d’asservissement de la modernisation technique. Il conçoit son enseignement comme une alternative à cette prédominance effective de l’abstraction. Selon lui, l’artiste est quelqu’un qui apprend à voir le monde qui nous entoure, à saisir l’air du temps. Destinée à la fois aux artistes et à la société, sa pédagogie reposait sur l’affirmation d’un lien essentiel entre la peinture et le monde sensible.

« Oskar Kokoschka, un fauve à Vienne » musée d’Art Moderne de Paris, 11, avenue du Président-Wilson, Paris, Jusqu’au 12 février

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