QUESTIONNAIRE PROUST – A l’occasion de la journée mondiale du tourisme, cet homme de 85 ans, qui a parcouru tous les pays du globe, nous confie ses souvenirs les plus chers.
« Pour moi, il y a trois mots tabous : hôtel, restaurant et taxi. » Cette forme de mantra, André Brugiroux s’y fie tout au long de ses pérégrinations, et notamment de son premier voyage, effectué entre 1955 et 1973. 400 000 kilomètres, parcourus essentiellement en auto-stop, avec un dollar en poche le jour, qui alimentent leur soif de savoir. « Je n’ai pas fait un tour du monde, mais un tour masculin », confie l’homme, bientôt 85 ans, au Figaro.
Ce désir pressant de découvrir l’autre l’incite à recommencer en 1975. Ce deuxième voyage durera plus de 40 ans. Bref, une vie saine qui parcourt le monde. Si André Brugiroux a arrêté ses pérégrinations en 2019, il a encore beaucoup de souvenirs, mais aussi un titre. Il est véritablement considéré comme l’un des plus grands voyageurs du monde. En plus de soixante ans de découvertes, ce fils de paysan d’Auvergne a en effet visité tous les pays et territoires du globe, 251 selon son décompte total.
Une existence passée dans les rues, les mers et les airs qui a inspiré de nombreux ouvrages, comme Une vie sur la route (Ed. Georama, 2017) ou L’homme qui voulait voir tous les pays du monde, cosigné avec Jérôme . Bourgine (Ed. Ville, 2014). A l’occasion de la journée mondiale du tourisme, ce mardi, André Brugiroux a accepté de se soumettre à un formulaire de questionnaire Proust, revu par nos soins.
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JE VAIS LES MONTRER. La principale qualité à avoir pour voyager ?
André BRUGIROUX. Aimez les autres. Si nous entrons dans un pays en conquérant, nous serons fusillés. Si nous y allons en tant que touriste, nous serons escroqués. Par contre, si vous y allez en ami, alors vous serez accueillis ici. Certains paysages me restent en tête, mais ce sont les gens que j’ai rencontrés qui m’ont le plus marqué.
La faille à éviter à tout prix ?
Dire que son pays est supérieur. L’homme a de l’ingéniosité et le génie est partout.
Votre personnage principal ?
Insatiable curiosité d’esprit. Ce qui m’a poussé à voyager, c’est le désir de comprendre et d’apprendre. Je ne comprenais pas ce qu’ils me disaient à l’école. Ma tête était brumeuse, maintenant mon esprit est clair.
J’aimerais être plus souple. Parfois je regrette de ne pas avoir été plus diplomate. Ce que je dirai risque de choquer certaines personnes malgré moi.
Votre passe-temps favori en voyage ?
En lisant. Je lis beaucoup lors de mes voyages. Le livre qui m’a le plus frappé est Bahá’u’lláh et l’ère nouvelle de John E. Esslemont. Ce livre évoque la révélation bahá’íe (le bahaïsme est une religion monothéiste fondée par Bahá’u’lláh, née Mirza Husayn Ali Nuri, qui prône une unité spirituelle de l’humanité. André Brugiroux est l’un de ses disciples – Note de l’éditeur). Il est inconnu de la plupart des Français. Cette révélation reprend des valeurs universelles, comme le communément admis « Aimez les autres ». Elle appelle la création d’un homme nouveau, qui sera un être de paix.
Quels pays as-tu le plus été ?
Avant tout, je tiens à dire que chaque pays m’a beaucoup apporté. Je me sens chez moi n’importe où. Mais sur le plan personnel, j’avais deux pays de prédilection : l’Italie et le Québec. Je pourrais vivre ici.
Le pays le plus difficile pour vous ?
URSS. J’y suis allé six fois et ce pays était une prison. A chaque fois, je suis sortie avec un grand soulagement. A l’époque, je voulais rester deux ans en Russie pour bien apprendre la langue, mais ils ne m’ont jamais donné de visa. Nous ne voulons pas aller dans des pays en guerre, cela va sans dire. Mais pour moi, il faut distinguer le pays des conditions dans lesquelles il se trouve à un moment donné.
Votre plus beau souvenir de voyage ?
C’est avant tout l’histoire d’une belle rencontre. C’était il y a une quinzaine d’années. Je voulais aller sur l’île de Pitcairn dans l’océan Pacifique, là où les mutins du Bounty se sont installés au 18ème siècle. J’essayais de faire une croisière mais je n’ai pas pu descendre. J’ai écrit à un amiral qui dirigeait les forces françaises dans le Pacifique. Ce dernier effectuait chaque année une visite de courtoisie sur l’île car elle n’est pas loin de Tahiti. A ma grande surprise, il m’a répondu qu’il pouvait m’y emmener. Cependant, j’avais l’autorisation du ministère de la Défense. Finalement, je n’ai pas pu y aller cette année-là.
Mais l’année suivante, c’était possible. J’ai voyagé à Pitcairn. Après, j’ai essayé de remercier cet amiral. Je lui ai écrit : il s’était installé à Toulon. Je voulais lui envoyer mon livre pour le remercier. Il a répondu en ajoutant « Et s’il vous plaît envoyez-moi la facture avec le livre. » J’ai trouvé cette phrase magnifique, car elle montrait l’attitude d’un grand monsieur. Nous nous sommes écrits. Puis il m’a invité à dîner sur un bateau avec dix autres amiraux. C’était le genre de personnage qui donnait de l’espoir à l’humanité.
Votre souvenir le plus déchirant ?
J’en ai des assez effrayants, comme au Venezuela, où des mitrailleuses militaires me pointent sur les côtes. Ils m’avaient pris pour un castriste qui avait tué un policier la semaine précédente. Mais, le souvenir le plus alléchant était au Pakistan où j’ai bu un verre d’eau contaminée. J’ai soudainement perdu 12 kilos parce que j’avais la dysenterie. À la fin du voyage, j’étais fatigué. A l’époque, je n’avais trouvé aucun médicament quand je suis allé en Inde : c’était au début des années 70. Aujourd’hui encore, j’ai encore quelques cicatrices.
Faire de l’auto-stop en Alaska par -45 degrés pendant six semaines et ne pas aller à l’hôtel. C’était très risqué. J’ai même fait la une des journaux locaux. A l’époque, je ne connaissais pas toujours les saisons quand je voyageais. Par exemple, j’ai traversé le désert australien en plein été, en dessous de 50 degrés.
Je ne dirais pas que c’était un problème, mais ce fut un moment très difficile. J’ai fait un trek de dix jours au Mustang, au Népal. Ce territoire, très haut, se visite à pied. J’avais 68 ans. J’étais avec un guide et deux autres personnes beaucoup plus jeunes. Ils marchaient plus vite que moi et, en d’autres termes, j’ai arraché ma langue. Le premier jour, j’ai aussi eu une insolation. En revanche, lors de la dernière journée, où nous avons marché le plus longtemps, je suis arrivé premier, car à la fin, mon corps s’était adapté.
Quel est l’outil indispensable à emporter en voyage ?
Je dirais un miroir, non pas pour m’admirer, mais pour m’aider à me raser sur le moment.
Votre moyen de transport préféré ?
L’auto-stoppeur. Parfois, j’attendais trois jours avant qu’une voiture vienne me chercher. Mais cela faisait partie du voyage. J’ai eu de la chance, j’ai eu peu de mauvaises rencontres.
Le premier pays que vous avez visité ?
Suisse. Nous étions pendant la guerre et mon père a dû se rendre en Suisse pour se procurer du lait, du chocolat et de la viande à manger. A cette époque, les Allemands volaient toute la nourriture.
Luxembourg, pour un mariage. C’est aussi le troisième pays que j’ai visité dans ma vie.
Il y a un espace vide sur ma carte. Ce sont les îles Chagos, au nord de l’océan Indien. Je n’ai pas pu m’y rendre car c’est une zone militaire. Vous devez avoir votre propre voilier pour vous y rendre. Après plusieurs années de recherche, j’ai trouvé un voilier qui part de l’île Maurice. Il devait m’emmener en 2016, mais son permis hauturier a été annulé cette année-là. Et pour ma part, j’ai arrêté le voyage en 2019.
C’est simple : il faut voyager le coeur ouvert.